03 mai 2022 - Culture

Nanda Devi, le fameux livre d'Eric Shipton publié pour la première fois en 1936, est devenu un ouvrage culte de la littérature de montagne et d’aventure anglo-saxonne. Il n’a jamais été traduit en français. Aujourd’hui, nous remédions à cet oubli de l’histoire pour le plus grand bonheur des francophones amateurs de littérature de montagne. Eric Shipton avec son compagnon Bill Tilman sont les pères de l’himalayisme ou, encore mieux, du mode alpin en Himalaya. Ils ont participé à la plupart des voyages de reconnaissance des plus hauts sommets du monde dans les années 30 et parfois ont ouvert des voies qui furent utilisées pour réaliser des premières, comme l’Everest ou la Nanda Devi. Il y a un an, Secret Planet décidait de s’engager dans l’aventure de la traduction de ce récit passionnant. Comme toujours, nos amis de Transboréal étaient au rendez-vous de ce nouveau défi. Et c’est tout naturellement Didier Mille, avec sa grande culture de la haute montagne, sa passion pour ces grands hommes qui la parcourent, qui s’est attelé à la traduction et à l’adaptation de ce formidable récit, sorti en librairie cette semaine.

En août 2020, notre ami Didier Mille, qui collabore régulièrement avec nous sur de nombreux sujets, rédige un article de blog sur Eric Shipton, intitulé Eric Shipton, ou l'itinéraire d’un gentleman explorateur et dont les informations proviennent notamment du livre de Shipton, Nanda Devi, un ouvrage culte de la littérature d’aventure anglo-saxonne. Parmi les très nombreux ouvrages écrits par Eric Shipton, seule sa biographie regroupant l’ensemble de ses expéditions a été traduite. Son meilleur livre, Nanda Devi, n’a pas eu cet honneur. Rapidement, nous contactons son fils John en Angleterre, dont l’accueil est tellement chaleureux qu’avec son accord nous décidons de lancer la traduction de Nanda Devi.

 

Nanda Devi, ultime sanctuaire himalayen

Le 29 août 1936, Bill Tilman et Noel Odell atteignent le sommet de la Nanda Devi, 7 816 mètres. Jusqu’en 1950, date de la première ascension de l’Annapurna, la Nanda Devi demeurera la plus haute cime gravie par l’homme.

Le livre de Tilman relatant cette ascension a été traduit en français dès 1938. Avec une étonnante erreur : la couverture annonce « Nanda Devi 8 548 mètres » ! Eric Shipton, auteur du premier livre décrivant l’approche de la montagne, n’a pas eu, lui, la chance de voir son livre traduit dans la langue de Molière. Oubli injuste, aujourd’hui enfin réparé.

 

Une belle expédition de reconnaissance ne vaut pas une réussite sur le sommet !

Le récit, par Tilman, de la première ascension de la Nanda Devi éclipse en partie l’extraordinaire odyssée qui, en 1934, précéda la victoire. Son compagnon de l’époque, Eric Shipton, avait décrit en détails leurs aventures de l’été 1934. Un périple mouvementé les avait conduit à reconnaître le futur itinéraire d’ascension. Publié à l’automne 1936, soit quelques semaines à peine après la brillante réussite de Tilman et Odell, le livre de Eric Shipton a été ignoré des éditeurs francophones.

Ascension du Nanda Devi 1938
La couverture du livre édité en 1938 : Nanda Devi 8 548 mètres

Pour une raison bien simple : en librairie, seules comptaient alors les expéditions au cours desquelles un sommet d’envergure cédait aux efforts des alpinistes. Un simple récit d’exploration ne pouvait guère passionner les foules.

Célèbre dans le milieu de l’alpinisme outre-manche, l’ouvrage de Shipton présente pourtant un témoignage saisissant. À l’heure des GPS, des combinaisons intégrales, des transferts héliportés aux camps de base et des moyens technologiques les plus sophistiqués, le récit de ces cinq mois passés dans le plus grand dénuement volontaire au cœur de l’Himalaya laisse pantois.

Chez Secret Planet, Eric Shipton et sa philosophie du voyage ne manquent pas de nous attirer. David Ducoin, photographe émérite, auteur de nombreux livres sur l’Himalaya et Éric Bonnem, fondateur de l’agence et passionné d’expéditions, ont souhaité voir ce récit extraordinaire porté à la connaissance du public français. À l’origine de ce projet, Didier Mille, guide de haute montagne féru de littérature anglaise, en a réalisé la traduction. Les Éditions Transboréal, auxquelles nous vouons une admiration et une indéfectible amitié, notamment en la personne de son fondateur Émeric Fisset, ont accepté de le publier.

Le plus ardu aura été de retrouver la trace des héritiers de Eric Shipton. Finalement, John Shipton, dernier fils d’Eric, nous a accordé les droits de traduction et de publication, en mettant également à notre disposition quelques documents d’archives.

Aujourd’hui, ce joyau de la littérature de montagne est enfin exhumé et mis à la portée des lecteurs francophones.

 

Genèse d’une aventure hors du commun

Au cœur de l’Himalaya indien, Badrinath, Gangotri et Kedarnath, constituent trois lieux emblématiques de l’hindouisme. Trois rivières en jaillissent : l’Alaknanda, la Bhaghirati et la Mandakini. Ces trois sources alimentent le plus long fleuve sacré de l’Inde : le Gange.

Lors des générations successives de pèlerins, de nombreuses légendes ont pris corps. L’une d’entre elles, veut qu’il soit possible de relier ces trois bassins orographiques par des sentiers d’altitude s’insinuant entre les montagnes du Garhwal. Dans les années trente, de nombreuses expéditions britanniques tentent de valider cette légende.

En 1934, les deux himalayistes confirmés que sont Eric Shipton et William Tilman entreprennent avec succès le parcours complet. Mais les difficultés rencontrées démontrent que le mythe a largement dépassé la réalité !

Carte du Garhwal
Carte du Garhwal indiquant les trois itinéraires réalisés

 

La remontée des gorges de la Rishi Ganga

Au cours de cinq mois d’expédition, accompagnés seulement de trois Sherpas, avec des moyens extrêmement rudimentaires pour l’époque, ils commencent, au mois de mai, par forcer les gorges réputées infranchissables de la Rishi Ganga et atteignent le Sanctuaire, jusque-là inviolé, de la Nanda Devi (7 816 m). Clef d’accès incontournable pour envisager l’ascension du plus haut sommet indien. Mais ils réalisent bien davantage.                    

Angtharkay, Shipton, Passang, Tilman & Kusang
Angtharkay, Shipton, Passang, Tilman & Kusang

 

La traversée Badrinath – Gangotri

Pendant les trois mois de la mousson (juillet à septembre) ils se lancent, toujours avec leurs trois Sherpas, dans des itinéraires de grande ampleur, encore jamais parcourus. Tout d’abord, ils dirigent leurs pas vers la traversée Badrinath – Gangotri. Au départ de Badrinath, ils remontent la vallée de l’Arwa, explorent plusieurs bassins glaciaires latéraux, avant de franchir le col de Kalindi Khal (5 960 m), ligne de partage des eaux entre l’Alaknanda et la Bhaghirati. À peine arrivés à Gangotri, ils parcourent le chemin inverse, malgré la mousson bien établie et des chutes de neige abondantes.

 

La traversée Badrinath – Kedarnath

De retour à Badrinath, ils repartent dans la foulée, pour réaliser la traversée la plus aléatoire : celle permettant de rejoindre Kedarnath au sud de la chaîne. La mousson bat son plein. Mais peu importe... Les voici à l’assaut d’un col (5 420 m) défendu par une imposante cascade de glace. Sur le versant opposé, une vallée verdoyante semble offrir un cheminement aisé. Mais la descente à travers le glacier s’avère cauchemardesque. La visibilité exécrable complique la recherche de l’itinéraire. De crevasses en séracs, de rappels improbables en traversées acrobatiques exposées aux avalanches, il leur faut trois jours pour atteindre, sains et saufs, le pied des glaciers. Les vivres commencent à manquer. Et ce qu’ils ont pris pour une aimable vallée s’avère une jungle impénétrable, peuplée d’ours noirs, où ils doivent se frayer un chemin au piolet (ils n’ont pas prévu de coupe-coupe). Une semaine entière va s’écouler, dont deux jours pour franchir un torrent impétueux, en se nourrissant de pousses de bambous et de champignons sauvages avant d’atteindre, à la limite de leurs forces, le premier hameau. Trois chapitres haletants content cette incroyable odyssée.                                                        

 

Retour à la Nanda Devi

À peine remis de leurs émotions, les voici à nouveau en route pour le Sanctuaire de la Nanda Devi. Ils reconnaissent la voie qui permettra à Tilman, deux ans plus tard, d’atteindre le sommet. Revenir par les gorges de la Rishi Ganga, maintenant familières, ne les intéresse plus. Ils veulent trouver un autre itinéraire. Au sud de la Nanda Devi, un col retient leur attention. L’un de leurs prédécesseurs, espérant atteindre le Sanctuaire par ce versant, a dû faire demi-tour devant les difficultés rencontrées. Rien de tel pour exciter nos deux compères. La mousson, moindre les derniers jours, revient en force. Toujours dans la purée de poix, les voici au col. Nouvelle descente homérique, dont la description fait dresser les cheveux sur le crâne. La chance sourit aux audacieux : ils viennent à bout de l’itinéraire, sans incident.     

 

Première approche du « style alpin »

Cette exploration himalayenne aux moyens très limités, unique en son genre, mérite d’être davantage connue. Quel contraste entre l’esprit d’entreprise, l’engagement total, le courage et la persévérance de ces deux êtres hors du commun, et notre société actuelle, où la sécurité avant tout nous contraint à un repli sur nous-mêmes inacceptable.

L’ouvrage de Shipton apporte ainsi un éclairage nouveau sur les origines de cette philosophie qui aboutit, trente ans plus tard, aux ascensions en « style alpin » en Himalaya.

Texte de Didier Mille.

Nanda Devi

Découvrir Nanda Devi, Ultime sanctuaire himalayen de Eric Shipton

 

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