31 juillet 2019 - Amériques, Chili, Trekking

Le lac General Carrera, sous quelques sommets glaciaires,
dont les contreforts du mont San Valentin (4 058 m).  

Chaque mois désormais, nous laissons à notre ami Franck Charton le soin de nous conter un de ses meilleurs moments de voyage et de partager avec nous ses plus belles images. Pour cette septième chronique, Franck nous emmène au Chili, dans le nord de la Patagonie.

Terre de pionniers, le nord de la Patagonie, ou Aysen, déroule ses glaciers, lacs, forêts et pampas sur la superficie de la Suisse romande. On peut y faire l’expérience, loin des foules du Fitz Roy ou des Torres del Paine, d’une authentique « wilderness » patagone.

Premier matin du monde depuis la terrasse panoramique du lodge Terra Luna. De hautes montagnes enneigées s’encadrent entre les frondaisons, un chapelet de bungalows type trappeur ou cabanes dans les arbres s’égrènent le long de la pente et le miroir bleu étal de l’immense lac General Carrera s’offre à nos pieds… Pour parvenir ici, depuis le petit aéroport de Balmaceda, près de la ville de Coyhaique, capitale de la XIe région chilienne, celle de l’Aysen, j’ai dû parcourir 300 km de pistes, soit six heures de « tape-cul ». Entouré au nord par la région des lacs, à l’est par l’Argentine, et au sud par la région Magallanes et l’Antarctique chilien, la région recèle d’immenses glaciers, tel le champ de glace patagonique nord (4 200 km2), l’un des plus vastes au monde, après le champ patagonique sud et les banquises de l'Antarctique et du Groenland. Jusqu'à la construction de la Route 7 (la fameuse « Carretera Austral », ou autoroute du Sud) dans les années 1980, les seules routes terrestres du nord au sud à travers la région étaient des pistes extrêmement primitives.

 

Tondeur à l’ancienne

À peine le temps d’avaler un café, qu’Ocho, authentique coureur des bois local, et mon maître « es-pampa » pour quelques jours en immersion dans le « grand dehors » austral, me fait signe de grimper dans la jeep... Au programme : une ébouriffante virée patagone, entre remontée de rapides, franchissement de rios en tyroliennes, contemplation de lacs gelés, crapahuts en terrain aventure jusqu’à la limite des glaciers et bivouac au milieu de nulle part. La journée commence par un arrêt chez Don Rolondo, à l’estancia Los Leones, pour observer la tonte traditionnelle des moutons. Ici, on procède encore manuellement, un effort considérable, car il faut huit à dix minutes par bête en moyenne au ciseau à main, contre deux à trois minutes à la machine !  Don Rolando agrippe un vieux mâle reproducteur par les oreilles, le fait basculer prestement d’un coup de hanche, à la manière d’un judoka, et récolte avec doigté près de quatre kilos de pelisse graisseuse.

 

Frissons

Parvenus au bord du Rio Leon, splendide rivière bleu cobalt se tortillant entre moraines et steppes australes, nous embarquons à bord d’un jet boat, ou vedette rapide. Rien de tel que ces bolides, pour pénétrer rapidement au cœur de zones difficiles d’accès. Plein gaz, nous remontons le courant puissant, sur fond de Cerro San Valentin et de Bouclier d’Argent, une impressionnante calotte glaciaire barrant l’horizon ! Le vent fouette nos visages et les embruns giclent. Après plusieurs passages « chauds », car ça secoue un peu, et la traversée des rapides supérieurs, le lit se rétrécit et nous continuons à pied, sac au dos, dans la réserve naturelle de Pichimahuipa. Au bout de quarante-cinq minutes de progression, une rivière tumultueuse nous barre le chemin : c’est le Rio Fiero, trente mètres de large, qu’on franchit grâce à la gravité, pendu par un baudrier à un câble au-dessus des flots bouillonnants ! Aucune difficulté, mais adrénaline garantie…

 

Raid commando

En milieu d’après-midi, nous parvenons à un campement-bivouac perdu dans le maquis, sur les berges du Lago Leon. Notre refuge partiellement « troglo » est rustique, exigu, coincé entre les blocs, mais avec l’eau courante et des panneaux solaires… une merveille d’intégration au milieu ! Après une rapide collation, nous voilà partis avec Ocho pour une marche commando dans le maquis jalonné de chausse-trappes, direction, le Lago Fiero. Ocho a opté pour le style « raid de survie » à la Bear Grylls (cf. la fameuse émission Man vs Wild). Au fil d’un effarant gymkhana, il s’agit de se faufiler entre arbres morts, souches traîtresses, fange putride, blocs rocheux en équilibre, lianes coupantes, épines en tous genres et lichens friables, dans un dédale chaotique où le sol se dérobe sans cesse, mi-mangrove sèche, mi-moraine branlante. Cela, tout en essayant de rester au contact d’Ocho, qui trotte comme un sanglier. Dans cette jungle inextricable, dominent épineux variés et bois morts acérés. Sandales, shorts et tee-shirts absolument proscrits ! Il fait 30°C à l’ombre, dans une moiteur extrême, et des nuées de taons vrombissent à nos oreilles. Rester concentré. Ne pas céder à un sentiment de claustrophobie tétanisant, demeurer lucide, pour éviter les pièges qui surgissent à chaque foulée. Sauter de bloc en bloc, traverser un fossé en marchant sur un tronc coupé à cinq mètres au-dessus du sol, donnant sur un autre arbre, puis encore un autre, glisser le long d’une dalle moussue, se rattraper à une branche urticante, ripper, chuter dans une ornière remplie d’un magma d’humus et de feuilles fétides… Aouch ! Vite, repartir ! Éviter un trou sans fond entre deux touffes anodines, ramper sous un tronc éboulé, sauter de pierre en pierre à travers un marigot… Pas le temps de geindre, car Ocho, déjà loin devant, risque de disparaître derrière un hallier.  

 

Mirage austral

Et soudain, au sommet d’une crête :  le lac Fiero ! Constellé d’icebergs, souvent noirs ou terreux, blancs virginaux aussi et parfois bleutés, irrésistibles !  En toile de fond, un sommet puissant, coupé d’écharpes glaciaires. Toutes les trois ou quatre minutes, l’un ou l’autre des « glaçons », taille jumbo, pivote sur lui-même dans un chuintement sinistre et chavire avec un gros plouf, sous l’effet de la chaleur inhabituelle qui les fait fondre à vitesse grand V. Entre deux naufrages, le silence est total, oppressant. Un spectacle d’une beauté presque effrayante. Nous sommes de retour au bivouac juste avant la nuit. Les températures sont redevenues glaciales, sitôt le soleil avalé derrière les contreforts de cerros anonymes. Ocho, que j’ai illico rebaptisé « chuncho » – créature indigène de la jungle, dans la mythologie andine – après l’avoir vu avancer en terrain hostile, nous prépare un dîner aux petits oignons : filet mignon et riz aux poivrons, pendant que j’inspecte notre casemate de fortune. Cette cabane enterrée, en plus d’être cosy et diablement bien fichue, se révèle totalement indétectable de l’extérieur, pour le non-initié. Griserie de se savoir « off the trail, off the map », seuls au monde à des lieues alentour ! Chuncho me raconte que lorsqu’il a bâti ce « refugio », pierre après pierre, une souris était venue, un soir, lui renifler les pieds, en parfaite innocence, car elle n’avait jamais vu d’humain ! Soirée frisquette et contemplative, dans notre terrier, entre l’isba de Tesson au bord du Baïkal et la hutte-trappeur d’Olaf Candau dans les montagnes d’Alaska. C’est un peu un rêve de gosse, cette robinsonnade volontaire en pleine Patagonie chilienne, à l’interface de glaciers cyclopéens, de lacs opalescents, de sommets déchiquetés et de forêts de lengas (Nothofagus pumilio, ou hêtre de Terre de Feu) embrumées ! Un mirage austral…

 

Virée en altitude

À l’aube, Chuncho me guide vers une crique secrète, où il hale une barcasse à moteur planquée sous un filet kaki. Une demi-heure de navigation sur le Lago Leon nous permet de rejoindre le départ d’un sentier se hissant vers les hauteurs. Nous grimpons vite sur un versant morainique raide et friable, alors que le soleil tarde à passer la crête des hautes montagnes derrière nous. Nous traversons ensuite de nombreuses tourbières et je note que Chuncho, malin, est aujourd’hui chaussé de bottes… Première halte à 1 100 m, il est neuf heures et demie, le cadre devient somptueux : le lac à nos pieds prend des allures de fjord, alors que face à nous, se profile une couronne de hauts sommets, ceints d’un diadème de glaciers étincelants ! Encore deux cents mètres de progression chaotique, entre névés et cheminées en mixte, pour nous hisser à 1 300 m sur le belvédère bifide de Los Camellos (le chameau), au niveau du grand glacier baptisé, non sans malice « Putagonia » car les pionniers y ont vécu quelques mémorables galères. Grosse ambiance : envergure étourdissante, sauvagerie primale, authenticité garantie… mais autonomie de rigueur ! Ici, le moindre incident peut être dramatique. C’est un peu mon «  Ultima Patagonia »…  

 

Descente aux taquets

Lors de la descente sous un ciel d’orage, nous nous retrouvons séparés au moment du franchissement délicat d’une barre rocheuse exposée, que chacun aborde par un passage différent. Je suis ensuite obligé de rester sur le versant opposé, sans pouvoir communiquer avec Chuncho. Un peu plus bas, le crux, ou passage-clé, conduit, de fil en aiguille, à un exutoire long et complexe, invisible de son côté. Les premiers flocons commencent à voltiger alors que je sors des principales difficultés, mais il reste encore 600 mètres de dénivelée en terrain aventure à avaler, avant de retrouver les rives du Lago Leon ! J’improvise en coupant droit, oblique via une enfilade de vires, débouche sur un replat caché parsemé de lagunes perdues, suit le fil d’éboulis casse-pattes et de traversées incertaines, puis de pozzines spongieuses et enfin de forêt primaire agrippée à des pentes à 70, voire 80°. Loco ! Après une heure et demie de glissades et dégringolades plus ou moins (in)contrôlées, j’aperçois enfin « le Chunch’ » qui, lui, a retrouvé le sentier il y a plus d’une heure ! Soulagement…

 

Épilogue

Le lendemain, il nous faudra encore de longues heures de marche pour retracer la vingtaine de kilomètres de wilderness, nous séparant de la première piste, où l’agence a laissé une voiture à notre attention, puis encore une grosse heure de 4x4 pour sortir du bush. Au passage, nous saluons les estancieros qui vivent ici, dans des conditions qui forcent le respect. Ainsi, Don Prudencio Maldonado, qui effectue encore certains travaux sur son Fundo Milichina (nom indien) à l’aide de ses bœufs au joug. La lune brille très haut au-dessus du lac Carrera, quand nous rentrons à l’oasis de Terra Luna. Mon corps n’est plus qu’un bloc de pierre concassé, au cuir lacéré, mais mes yeux brûlent de tant de beautés distillées.

 

Découvrez l'ensemble de nos voyages au Chili.

 

Le guanaco, camélidé sauvage emblématique de la Patagonie, vit jusqu’à plus de 4000 m

Le guanaco, camélidé sauvage emblématique de la Patagonie, vit jusqu’à plus de 4 000 m.

 

Le jetboat, ici sur le rio Leon, atteint jusqu’à 70km/h dans seulement 20cm d’eau, permettant d’atteindre les glaciers qui proviennent du Champs de glace Patagonique Nord

Le jet boat, ici sur le Rio Leon, atteint jusqu’à 70 km/h dans seulement 20 cm d’eau,
permettant de rejoindre les glaciers qui proviennent du champ de glace patagonique nord.

 

Don Rolondo, à l’estancia Los Leones, tond encore ses moutons de manière traditionnelle, au ciseau à main

Don Rolondo, à l’estancia Los Leones, tond encore ses
moutons de manière traditionnelle, au ciseau à main.

 

Le franchissement des rios doit être organisé à l’aide de tyroliennes « enjambant » les rapides, un exercice grisant !

Le franchissement des rios doit être organisé à l’aide
de tyroliennes « enjambant » les rapides, un exercice grisant ! 

 

Des icebergs dérivent sur le lago Fiero, au cœur de la forêt de lenga, ou hêtres de Terre de feu (Nothofagus pumilio).

Des icebergs dérivent sur le Lago Fiero, au cœur de la
forêt de lengas, ou hêtres de Terre de feu (Nothofagus pumilio). 

 

Dans les replis glaciaires du massif St Valentin.

Dans les replis glaciaires du massif San Valentin. 

 

Ocho sous les glaciers du St Valentin

Ocho sous les glaciers du San Valentin.

 

Le guide patagon Ocho redescend les gradins rocheux encadrant le glacier « Putagonia », avec en contrebas le lago Leones aux allures de fjord.

Le guide patagon Ocho redescend les gradins rocheux encadrant le glacier
« Putagonia », avec en contrebas le Lago Leones aux allures de fjord. 

 

Le titanesque front de glace bleue du Nevado Leones, haut de plusieurs immeubles, s’observe le mieux depuis un zodiac, mais à distance respectable.

Le titanesque front de glace bleue du Nevado Leones, haut de plusieurs
immeubles, s’observe le mieux depuis un zodiac, mais à distance respectable.

 

Don Prudencio Maldonado et ses bœufs au joug sur le Fundo Milichina

Don Prudencio Maldonado et ses bœufs au joug sur le Fundo Milichina.

 

Rafting sur le rio Baker.

Rafting sur le Rio Baker.

 

La vallée de Chacabuco, dans le nouveau parc national Patagonia qui vient d’être créé sur la frontière avec l’Argentine.

La vallée de Chacabuco, dans le nouveau parc national Patagonia
qui vient d’être créé sur la frontière avec l’Argentine. 

 

Harde de guanacos sur l’altiplano du Chacabuco.

Harde de guanacos sur l’altiplano du Chacabuco. 

 

Le lodge Terra Luna, superbe arche de bois ancrée sur les rives du lac General Carrera, à Puerto Guadal.

Le lodge Terra Luna, superbe arche de bois ancrée sur
les rives du lac General Carrera, à Puerto Guadal.

 

La Capilla de Marmol (« chapelle de marbre »), succession de cavités sous roche sur le lac General Carrera, se visite en barque, près de Puerto Tranquilo.

La Capilla de Marmol (« chapelle de marbre »), succession de cavités sous roche
sur le lac General Carrera, se visite en barque, près de Puerto Tranquilo. 

 

Dans la chapelle de marbre.

Dans la chapelle de marbre.

 

Forêt relique dans le lit d’un rio parcouru par de violentes bourrasques de ventisque, vent glacé venu du Pacifique.

Forêt relique dans le lit d’un rio parcouru par de violentes
bourrasques de « ventisque », vent glacé venu du Pacifique. 

Cabane patagone typique de l’Aysen, en bardeaux et tavaillons.

Cabane patagone typique de l’Aysen, en bardeaux et tavaillons. 

 

Parc National de Cerro Castillo, près de Balmaceda.

Parc national de Cerro Castillo, près de Balmaceda.