29 juin 2021 - Culture

Lentement, et nous l'espérons sûrement, prennent fin les temps du confinement - celui qui a affecté nos modes d'existence, celui qui a affecté une immense partie du monde. De façon un peu éparse certes, avec de la timidité réjouie et des questions, comme un hésitant dés-ensevelissement. Nous nous éloignons de la période où les contraintes nous ont conduits à habiter les espaces restreints de notre quotidien, à fouiller dans nos ressources intérieures les motivations d'un mouvement, à sonder nos mémoires pour y retrouver des ailleurs trop vite oubliés, absorbés ou écartés dans l'emportement de nos présents : une lecture sans cesse remise au lendemain, la vision d'un film longtemps différée, les photos d'un pays à trier, une amitié à reconsolider... Grâce aux écrans, nous avons circulé, échangé, embarrassés néanmoins parfois de nos corps sédentaires tandis que nos yeux nous entraînaient dans des voyages visuels inédits - pour lesquels nous n'avions jusque là pas pris le temps.

Avant de reprendre pleinement les chemins du "monde d'avant", il nous a semblé sympathique et bienfaisant de faire une petite pause sur la notion de "voyage immobile". Depuis mars 2020, avons-nous voyagé ? La question peut sembler provocatrice mais elle ne l'est pas tant que ça. Car n'y-a-t-il voyager et voyager ? Et si nos déplacements géographiques sont parfois de vrais voyages n'est-ce pas parce que nous pouvons aussi, parce que nous savons aussi "voyager immobiles" ?

« Mon enfant, ma sœur,/ Songe à la douceur/ D’aller là-bas vivre ensemble ! (...) Là, tout n’est qu’ordre et beauté, /Luxe, calme et volupté." Baudelaire

Hugo Pratt - Corto Maltèse
Corto Maltèse © Hugo Pratt

 

Printemps 2020: Venise ou le voyage immobile

"Je vous écris d’une ville coupée du monde. Nous vivons ici dans une parfaite solitude qui n’est pas le vide. Nous prêtons chaque jour un peu moins attention à ce que nous ne pouvons plus faire car Venise, en ces jours singuliers, nous ramène à l’essentiel. La nature a repris le dessus. L’eau des canaux est redevenue claire et poissonneuse. Des milliers d’oiseaux se sont installés en ville et le ciel, limpide, n’est plus éraflé par le passage des avions. Dans les rues, à l’heure de la spesa, les vénitiens sont de nouveau chez eux, entre eux. Ils observent les distances, se parlent de loin mais il semble que se ressoude ces jours-ci une communauté bienveillante que l’on avait crue à jamais diluée dans le vacarme des déferlements touristiques. (...)

Venise, en ces jours singuliers, m’apparaît comme une métaphore de notre monde. Nous étions embarqués dans un train furieux que nous ne pouvions plus arrêter alors que nous étions si nombreux à crever de ne pouvoir en descendre! A vouloir autre chose que toutes les merveilles qu’elle avait déjà à leur offrir, les hommes étaient en train de détruire Venise. A confondre l’essentiel et le futile, à ne plus savoir regarder la beauté du monde, l’humanité était en train de courir à sa perte. Je fais le pari que, lorsque nous pourrons de nouveau sortir de nos maisons, aucun vénitien ne souhaitera retrouver la Venise d’avant. Et j’espère de tout mon cœur que, lorsque le danger sera passé, nous serons nombreux sur cette Terre à refuser de réduire nos existences à des fuites en avant. Nous sommes ce soir des millions à ignorer quand nous retrouverons notre liberté de mouvement. Soyons des millions à prendre la liberté de rêver un autre monde. Nous avons devant nous des semaines, peut-être des mois pour réfléchir à ce qui compte vraiment, à ce qui nous rend heureux.

La nuit tombe sur la Sérénissime. Le silence est absolu. Cela suffit pour l’instant à mon bonheur. Andrà tutto bene." 

 Qui ne se souvient de ces mots d'Arièle Butaux, en mars 2020?

Nous étions obligés de demeurer chez nous, de réduire nos déplacements en nombre et en distance, de lâcher le monde - en quelque sorte; et soudain, ici et là, ce dernier nous est apparu différent, un peu tel qu'en lui-même, tel qu'il pouvait être sans nous et notre agitation encombrante et ... aveuglante: eaux bleues des canaux de Venise, immensité soudainement calme de Paris désertée, animaux s'aventurant dans le cœur des cités, cieux dépollués et tranquilles, ...  Sous la condition de rester au fond de nos logis et canapés, notre monde s'est révélé autrement et qui n'a été troublé, à cette époque, par ces petits voyages visuels que nous offrait l'écran de nos ordinateurs? Nous ne désirions pas cet état des choses mais, malgré les difficultés, nous étions presqu'éblouis de voir un peu du monde en notre absence ... Les lignes et volumes des espaces urbains ont été rendus à la visibilité, la nature à sa croissance sauvage et nous entendions peu à peu les oiseaux apaisés gazouiller dans les parcs. Le son même, dentellant le silence, pouvait ouvrir les voies d'un voyage déconcertant.  

L'immobilité forcée ne nous a donc pas entièrement privés de voyage mais nous a disposés à revisiter cette notion en proposant, entre autres, de contempler l'esthétique singulière du monde-en-notre-absence et l'exploration de nos désirs et de notre conscience éthique.

En circonstances brusquement exceptionnelles, nouvelles curiosités ... Esprit d'enfance ... 

M. Dozier Papouasie -Nouvelle Guinée
Papouasie - Nouvelle Guinée © Marc Dozier

 

Voyager chez soi: l'exotique, c'est le quotidien des autres

Mais le confinement imposé ne nous a pas seulement livré le monde extérieur dans une nouvelle modalité, il a pu, au moins pour certains, autoriser un voyage inaccoutumé, un voyage que nous ne faisons presque jamais - même si nous y pensons parfois: le voyage chez nous, dans l'intimité du kilomètre permis, dans l'intimité de nos murs. Dans notre kilomètre: des rues jamais empruntées offrant de nouvelles combinatoires, des jardins ou des arbres jamais regardés, des haltes inédites devant une façade, un portail, la contemplation de l'eau qui court du haut d'un pont ... 

Ayant arpenté "le monde", le grand reporter J.C. Guillebaud a écrit: "l'exotisme, ce n'est rien d'autre que la routine des autres". Ce qui nous engage à penser que notre quotidien peut aussi nous être de style exotique ... si nous changeons notre regard ...

En 1794, dans la citadelle de Turin, un jeune officier est mis aux arrêts pour 42 jours, suite à un duel; de cette assignation à résidence, sortira un petit ouvrage insolite, fantaisiste et ironique - Voyage autour de ma chambre. Célébrant les vertus de l'imagination, Xavier de Maistre y fait le récit de ses observations et découvertes dans l'enfermement de sa chambre: ses meubles, ses estampes, les papiers dans ses tiroirs, son âme; il exprime "le plaisir continuel (...) éprouvé le long du chemin", il prend des "leçons de philosophie et d'humanité" dans la seule fréquentation de son domestique et de son chien. Mais pour ce faire, pour voyager heureusement dans sa chambre, encore faut-il se donner par l'esprit et les mots l'espace et le mouvement: "Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude (...); sa direction est du levant au couchant; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage, car le la traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. - Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie, si le besoin l'exige." Ainsi flâne-t-il à l'aventure dans sa pièce, ouvert à la jouissance de l'imprévu qu'elle lui réserve: " ... je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin; de là je pars obliquement pour aller à la porte; mais quoique en partant mon intention soit bien de m'y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façon, et je m'y arrange tout de suite. - C'est un excellent meuble qu'un fauteuil ..." Et au chapitre V, un bel éloge est rendu à "ce meuble délicieux (dans lequel) nous oublions pendant une moitié de la vie, les chagrins de l'autre moitié" - le lit!

L'avantage majeur d'un tel voyage est que tous peuvent y accéder, y compris les "malades" qui "n'auront point à craindre l'intempérie de l'air et des saisons", les "poltrons" qui "seront à l'abri des voleurs", les "indolents" qui "hésiteraient  à se mettre en route" ... et, évidemment les riches aussi bien que les pauvres ... 

Voir son quotidien différemment est non seulement un voyage qui peut-être passionnant mais il apporte de surcroît ce dont nous gratifie tout voyage: une transformation de soi, une meilleure approche de soi.

Avec une désinvolture parodique, la "balade confinée" de X. de Maistre nous donne à réfléchir sur ce qui conspire à la qualité d'un voyage, outre ses composantes logistiques. Désirer, et imaginer en conséquence; être intensément curieux, et être ouvert aux imprévus en conséquence; être engagé, et, en conséquence se confier aux occasions et se fier au dialogue avec toutes les altérités croisées - l'autre au pas de notre porte, l'autre dans les profondeurs de la forêt équatoriale, l'immensité horizontale du désert, la verticalité d'une paroi himalayenne. Les ressources que nous mobilisons pour voyager dans notre univers familier nourrissent sans doute en profondeur nos voyages itinérants vers les autres horizons.

NAWAR, Namibie
Namibie © Nawar

 

"Le voyage immobile": un paradoxe très soutenable

En miroir, si l'on peut voyager en revisitant l'ordinaire de son espace quotidien, on peut aussi s'en aller très loin de ce dernier en s'y tenant quiet.

D'aucuns n'ont jamais voyagé aux lieux qu'ils décrivent et nous donnent pourtant à goûter l'essence du lointain. Blaise Cendrars a-t-il réellement embarqué sur le Transsibérien dont il nous livre en un poème maintenant inséparable du mythe les rythmes, les bruits, les images, les personnages? Nul ne le sait finalement ... Il répondait à l'un de ses interlocuteurs: "Qu'est-ce que ça peut te faire, puisque je vous l'ai fait prendre à tous!" Nul besoin toujours du déplacement physique pour le déplacement psychique.  

Sous cet angle aussi, "Voyager immobile" n'est donc un paradoxe que pour les myopes. Imagination et empathie sont des ressources pour nos vagabondages autant que les moyens de transport.

Lire ...

"Le voyageur casanier" peut s'embarquer dans un livre qui le transporte sans peine dans le passé naufragé d'une civilisation passionnante, dans le présent d'une ville dont des quartiers et des pratiques sont inaccessibles aux étrangers, dans l'exploration d'une terre reculée, d'un immense continent, un livre qui l'immerge dans l'intimité et les traditions d'une culture, dans les relations singulières qu'y tissent les personnes ... Lorsque je traverse certains pays, j'en vois moins parfois, j'en comprends moins parfois que ce lecteur en immigration spirituelle. La lecture offre une approche du monde en une infinité de combinaisons, en une multiplicité d'expériences où les émotions sont intensément vécues; les sens même sont conviés à l'aventure, papilles et ouïe, le regard comme le toucher. Ainsi, l'âme frémit de la curiosité qui conduit, en 1933, Christine Ritter à quitter sa vie douillette pour rejoindre son mari trappeur au Spitzberg; mais le froid polaire saisit aussi l'étrange touriste lisant près d'un feu chaleureux le récit de son existence dans l'aridité glaciale de l'Arctique - Une femme dans la nuit polaire.

Grâce à la projection imaginaire qu'ils provoquent, les livres et les films ont cette prodigieuse faculté de faire de nous de remarquables voyageurs immobiles. 

Rêver ...

N'est-ce pas aussi l'expérience du rêveur lorsqu'il prend les chemins mystérieux du sommeil ou du songe éveillé? N'est-ce pas un voyage qu'entreprend le chaman lorsqu'"il" "dit: "je vais chercher chez Rêve la petite âme ..."?

Dans cette singulière aventure qu'est le rêve, vers où voyage le rêveur? Nous ne le savons pas mais peut-être est-il éclairant de rappeler ici cette citation de Novalis: « - Où allez-vous? - Toujours vers chez moi. ». 

Car si le voyage est presque toujours, plus ou moins secrètement, l'espoir d'un nouveau monde à découvrir pour notre émerveillement ou notre savoir, il n'est pas impossible que l'expérience de ce "nouveau monde" soit promesse pour le voyageur d'une nouvelle rencontre avec lui-même, l'opportunité de se désennuyer éventuellement de son existence ordinaire mais aussi de sa compagnie ordinaire. "Sortir des sentiers battus": ceux aménagés pour tous et foulés par (tous) les autres, ceux de la routine de l'existence, ceux de l'individu que nous sommes au fil des jours de cette dernière. Le voyage, même lorsqu'il s'oriente vers l'Autre reste aussi sans doute une affaire avec Soi.

Perou David Ducoin
Pérou © David Ducoin

Écrire ...

...  Une affaire avec Soi ... Épreuve ou réjouissance de l'écrivain qui à l'orée d'une œuvre s'engage dans un nouvel itinéraire: "Écrire, c'est voyager" dit JMG Le Clézio. Et cette route que fait la plume, cette route que fait l'âme solitaire explorant une langue, comporte des aspérités et des rudesses, des douceurs et des haltes apaisantes, des déroutes et des déceptions, des joies et des espérances comme nos routes de terre, nos chemins sur terre.

Méditer ...

Si voyager est aussi prendre la voie qui mène vers l'intérieur de soi, un beau voyage immobile se donne à l'homme sous plusieurs cieux: la méditation. Initiation, combat, métamorphose, quête, ... la méditation est un périple dont le Graal a autant de noms que les civilisations dans lesquelles elle se pratique.

Lenteur, immobilité du corps ou actions rigoureusement codées de ce dernier, postures, répétition de mantra pour libérer le mouvement de l'âme, pour laisser les pensées, étouffées par notre vie trépidante et maintenant sur-connectée, franchir des seuils, pour laisser s'évanouir dans le souffle les émotions factices et réactives afin de demeurer dans la présence active et créative, dans la paix, dans l'attention vigilante à l'authentique et sensible à l'essentiel. La vie retirée dans la lenteur des Sadhus d'Inde, la méditation boudhique pour atteindre le nirvāna, la méditation transcendantale visant dans le repos mental, le bonheur, des yogas variés, certains arts martiaux, mais aussi la gestuelle calligraphique en ancienne Chine ou l'ikebana (l'art du bouquet au Japon), la pratique stoïcienne  ... sont, pour les adeptes, des exercices de méditation ou de contemplation pareils à des voyages.

En écho à ces mots de Gandhi: "le plus grand voyageur n'est pas celui qui a fait dix fois le tour du monde, mais celui qui a fait une seule fois le tour de lui-même."

David Ducoin Bretagne
Bretagne © David Ducoin

 

Conclusion

Tout voyage, qu'il soit un déplacement géographique ou en style immobile est une fiction, une création que s'offre chaque voyageur: l'ethnologue comme l'écrivain, le touriste comme le lecteur, l'explorateur comme le rêveur, Corto Maltèse sillonnant le monde comme le "moine volant" attaché à son monastère. L'aventure pour chacun se présente dans les dimensions diverses, naturelles et culturelles, qu'offre le monde: dunes du Sahara, temples d'Angkor, Cordillère des Andes, pyramides de Nubie, périlleuse Amazonie, mosquées de Perse, glaciers de Norvège, ... Mais, plus que d'autres parfois, "le voyage immobile" révèle avec humour, puissance et à-propos le génie aventurier de l'homme dont les espaces sont aussi bien les routes du monde que les profondeurs intérieures de son esprit et de sa sensibilité.

Même chaussures aux pieds, c'est l'imagination infinie qui nous habite qui nous donne de voyager et de ne stagner en bougeant ...

"L'Aventure commence à l'aurore ..." Jacques Brel

Pour ce blog consacré au "voyage immobile", nous avons choisi deux photos de D. Ducoin prises dans le temple de Golgul en Corée du Sud où vivent des moines pratiquant un art martial zen comme moyen de méditation dynamique: le sumnodo. Le contraste entre la posture immobile mais en tension intérieure de la première photo et le mouvement aérien de la dernière nous a paru illustrer avec pertinence ce que nous voulions transmettre dans cette page.

DUCOIN, Bretagne
Corée du Sud © David Ducoin

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