21 juin 2019 - Asie du sud-est et Pacifique, Birmanie, Peuples et fêtes

Le pays karen, depuis les hauteurs du mont Zwegabin

Chaque mois désormais, nous laissons à notre ami Franck Charton le soin de nous conter un de ses meilleurs moments de voyage et de partager avec nous ses plus belles images. Pour cette sixième chronique, Franck nous plonge dans son voyage en Birmanie.

Au cœur de la Birmanie profonde, à environ 35 km au sud-est de Hpa-An, la capitale de l’actuelle État karen, entre jungles, rizières et grottes karstiques, une colline mystique perpétue la mémoire d’un Dieu vivant pour de nombreux bouddhistes d’Asie du sud-est. J’ai eu la chance de rendre visite au vénérable sayadaw Thamanya, quelques mois avant sa mort en novembre 2003, à l’âge de 91 ans. 

 

Il était une fois…

... un vieux moine birman qui, ayant passé toute sa vie dans les ordres du bouddhisme theravada, sentit l’appel de la solitude. Le 1er mars 1980, alors âgé de 67 ans et armé de son seul bol à aumône, U Winaya partit dans la forêt. Abandonnant la direction des deux monastères dont il était le supérieur, il marcha jusqu’à la colline de Thamanya, dans le sud-est de la Birmanie et s’y arrêta, pour n’en jamais repartir. Située en pays kayin (karen), à quelques heures de route de la frontière avec la Thaïlande, Thamanya était alors un lieu désert entouré de légendes. On disait que des évènements étranges s’y produisaient, et les habitants craignaient de s’en approcher. C’est au sommet de cette colline sauvage, au cœur d’une région déchirée par la guerre entre troupes gouvernementales et rebelles kayin, que notre vieux moine décida de s’installer, pour s’isoler du monde et s’adonner à la méditation.

 

Naissance d’une légende

Né en 1912 à Kawkyaik, près de Hpa-An, ordonné moine à 20 ans, U Winaya, de son nom laïc Khun Schwe Waing, avait beaucoup voyagé à travers la Birmanie et la Thaïlande, de monastère en monastère et de maître en maître, glanant enseignements et inspiration. À l’âge de 28 ans, devenu supérieur de monastère, il exerça son sacerdoce normalement, pendant une trentaine d’années, auprès des moines et des novices de ses monastères, ainsi qu'auprès des laïcs et villageois locaux. Mais, à partir de la soixantaine, il commença à se détacher de ses responsabilités, adopta un strict régime végétarien et s’engagea dans une pratique intense de la méditation. À la suite d’une vision aussi précise que pressante, une nuit qu’il était en train de méditer, U Winaya quitta donc son monastère et gagna le lieu de sa vision : le sommet de la colline de Thamanya, près de deux antiques pagodes ruinées, où il s’installa dans l’ancienne hutte d’un yathay (ermite), faisant le vœu de n’en plus redescendre pendant au moins trois années. Très vite, la réputation du saint homme dépassa les frontières des villages voisins et des centaines, puis des milliers de fidèles commencèrent à affluer de tout le pays, pour lui rendre hommage. Bientôt, il fallut organiser cet incroyable succès, et l’existence érémitique de celui qui était devenu Thamanya sayadaw – le grand moine de Thamanya – dut s’interrompre. Le reclus se révéla un formidable entrepreneur : grâce aux innombrables dons reçus quotidiennement, la colline fut progressivement couverte d’édifices religieux et de bâtiments pour héberger et nourrir les pèlerins. La légende était née.

 

Culte de la personnalité

Lorsque je débarque à Thamanya en juin 2003, à l’occasion d’une enquête sur le pays karen pour le magazine Grands Reportages, la ferveur autour du « précieux » est à son comble. L’ancien ermitage, jadis tout de dénuement et de simplicité, est devenu une petite ville bourdonnante, où s’alignent échoppes, ashrams, dharamsalas (hôtels pour pèlerins), temples, pagodes et centres de méditation. S’y bousculent dans un esprit bon enfant des foules énormes de dévots et de curieux. Enseignements publics, prières collectives, sanctuaires privés, lieux de retraite, mais aussi cantines, bonimenteurs et marchands du temple cohabitent dans un chaos relativement organisé. Partout, des images du saint homme, en posters, statuettes, recueils de ses paroles, livrets pédagogiques (sur sa vie, son œuvre, sa pensée), petits objets bénis pas sa sainteté (cailloux, fils de laine, grains de riz) et devenus autant de talismans, de reliques, d’amulettes portés autour du cou…

 

En attendant l’heure…

Car la grande affaire du pèlerin, à Thamanya, c’est de pouvoir rencontrer le Bouddha vivant. Poser les yeux sur son auguste personne. Entendre ses paroles infusées de sagesse. Lui exposer ses vœux, ses desiderata, ses angoisses, ses misères aussi… Et repartir avec les précieux sésames, sanctifiés de sa main et de son souffle, dans l’espoir d’une vie meilleure, plus bienveillante, plus compatissante envers tous les êtres, donc promesse d’une belle réincarnation. Je suis admis dans un dharamsala pour étrangers, où je peux pendre mon hamac, me doucher à la « bassine » derrière un rideau, et bénéficier d’un bon repas pour une poignée de kyats, la monnaie birmane. J’y rencontre Dieter, un jeune Allemand en tenue de bonze, qui séjourne chaque année à Thamanya depuis trois ans. Grâce à lui, je peux avoir accès à la garde rapprochée du sayadaw, et solliciter une audience. Le lendemain, la réponse tombe : OK dans trois jours, en fin d’après-midi ! J’en profite pour aller visiter quelques temples et grottes des environs : l’immense complexe rupestre de Bayin Nyi près de Thaton, avec ses temples dignes de Disney, la grotte de Kawgun, du côté de Hpa-An, avec sa collection de bouddhas du XVe siècle et ses saynètes bouddhiques en stuc, et aussi l’extraordinaire grotte de Saddar, à laquelle on accède en pirogue, par un passage sous roche, avec d’insolites concrétions stalagmitiques ! Sur l’Île de Kyauk Kalat, un petit monastère a été bâti sur pilotis sous un étrange pilastre rocheux, et une échelle en bambou permet d’accéder au sommet. Enfin, à l’apex de l’étrange mont Zwegabin, une pagode commande un panorama en technicolor !

 

Audience privée

Au jour J, je me retrouve avec deux autres groupes de pèlerins birmans, dont une famille entière venue de loin, en train de patienter dans le vestibule attenant aux appartements privés du sayadaw. Je me remémore les deux ou trois questions que j’aimerais lui poser si l’occasion m’en est donnée, du genre : comment gérer le tumulte du succès, de la foule, de la pression, avec une existence vouée au silence, au dépouillement ? Enfin, on vient nous chercher. Dieter qui m’accompagne m’a donné une écharpe en soie dorée à offrir au moment de m’incliner devant sa sainteté, mais à peine sommes-nous entrés dans le salon de réception, qu’un majordome en longyi (sarong) rouge et chemise blanche me la prend des mains et la fourre dans un sac, avec quantité d’autres présents apportés par les participants à l’audience du soir. Une petite escorte me conduit ensuite à travers la pièce, vers une espèce de trône en bois ripoliné, recouvert d’un dais doré, ceint de couronnes de fleurs blanches et flanqué des ombrelles cérémonielles. U Vinaya est là, assis en position du lotus, le visage souriant, mais l’air absent. Les assistants expliquent brièvement qui nous sommes, d’autres membres du staff vont et viennent, apportant du thé, des biscuits. Les Birmans posent quelques questions de doctrine, auxquelles le sayadaw répond gentiment, d’une voix fluette. Quand vient mon tour, rien ne sort, je suis comme tétanisé. Le vieux moine me demande alors d’où je viens, ce que je suis venu chercher, si je me plais en pays karen. Je réponds en anglais des banalités. Puis on me demande si je souhaite faire une photo. Je m’exécute, en me demandant pourquoi Dieter occupe le centre de l’image, les mains jointes en signe de respect. C’est terminé, on me fait signe de sortir par un corridor. Dans une pièce attenante, on me tend une série d’amulettes que confectionne un groupe de femmes accroupies par terre. À côté, quelques personnes sont en train de trier les offrandes : ils ont vidé une dizaine de sacs, et sur les tapis de sol, prend forme une invraisemblable pyramide de billets de banque, de pièces d’argenterie, de lustres, de bijoux, de photos etc…  La caverne d’Ali Baba !

 

Épilogue

Le lendemain matin, tôt, alors que je me balade dans les jardins du dharamsala, je surprends une scène qui dévoile peut-être le vrai Thamanya : dans l’embrasure d’une fenêtre à l’étage de sa résidence, peut-être de sa chambre, j’aperçois le vieil anachorète appuyé au chambranle, frêle mais souriant, heureux, presque seul, enfin lui-même, en train de jeter des graines aux oiseaux qui volent en tous sens dans un poudroiement ailé. C’est l’image que je garderai de lui : un homme simple et humble, probablement dépassé par le succès ahurissant de son expérience du renoncement total. Un moine sincère et altruiste qui ne demandait qu’à continuer à vivre seul sur sa colline, mais que son abnégation de bhodisattva a conduit à délaisser son splendide isolement pour enseigner et faire rayonner le dharma et, certainement aussi, participer, à sa manière, à la marche de notre monde.

 

Un projet de voyage centré sur la rencontre avec le peuple karen est en préparation, avec découverte des régions de Hpa An et Thamanya, en Birmanie, mais aussi des régions de Mae Sot, Umphang et Letongku, du côté thaïlandais, avec passage frontalier entre Myawaddy et Mae Sot.

Découvrez l'ensemble de nos voyages en Birmanie.

Participez à notre web-conférence sur la Birmanie du mercredi 10 juillet à 18 h 30 qui sera présentée par Jérôme Kotry. Il présentera nos nouveaux voyages et projets en Birmanie, ainsi que nos programmes hors des sentiers battus.

 

 

Le sayadaw Thamanya en juin 2003, quelque mois avant sa disparation 

Le sayadaw Thamanya en juin 2003, quelque mois avant sa disparation 

 

La statue (stylisée) de Thamanya en méditation, à l’entrée du site de pèlerinage

La statue (stylisée) de Thamanya en méditation, à l’entrée du site de pèlerinage

 

Fête karen au monastère de Thaton : musiciens et chanteuses karen

Fête karen au monastère de Thaton : musiciens et chanteuses karen

 

Fête karen au monastère de Thaton : vieux moines observant les danseuses depuis leurs quartiers en étage

Fête karen au monastère de Thaton
Vieux moines observant les danseuses depuis leurs quartiers en étage

 

Tous les matins, les moines des monastères de Thamanya et d’ailleurs vont mendier leur riz quotidien auprès des villageois locaux

Tous les matins, les moines des monastères de Thamanya et d’ailleurs
vont mendier leur riz quotidien auprès des villageois locaux

 

Moine en respect devant les bouddhas dorés à la feuille dans la grotte de Kawgun

Moine en respect devant les bouddhas dorés à la feuille dans la grotte de Kawgun

 

Dans les cuisines pantagruéliques de Thamanya

Dans les cuisines pantagruéliques de Thamanya

 

Moine en méditation dans la grotte de Bayin Nyi

Moine en méditation dans la grotte de Bayin Nyi

 

Jeune nonne aidant au service à Thamanya

Jeune nonne aidant au service à Thamanya

 

Ile-monastère de Kyauk Kalat

Île-monastère de Kyauk Kalat

 

Un novice commis à la cuisine de Thamanya brasse la soupe du soir

Un novice commis à la cuisine de Thamanya brasse la soupe du soir

 

Enfants karen et leur village sur pilotis, au coeur des pitons karstiques

Enfants karen et leur village sur pilotis, au cœur des pitons karstiques

 

Grotte de Saddar :  accès en pirogue sous roche

Grotte de Saddar :  accès en pirogue sous roche

 

Grotte de Saddar : concrétions stalagmitiques

Grotte de Saddar : concrétions stalagmitiques

 

Grotte de Saddar : pêcheur au repos dans son hamac

Grotte de Saddar : pêcheur au repos dans son hamac

 

Repiqueuses de riz dans les rizières

Repiqueuses de riz dans les rizières

 

Paysan karen, autrefois membre de la guérilla anti-gouvernementale

Paysan karen, autrefois membre de la guérilla anti-gouvernementale

 

Audience privée avec le sayadaw Thamanya, avec Dieter au premier plan (mains jointes)

Audience privée avec le sayadaw Thamanya,
avec Dieter au premier plan (mains jointes)

 

Clap de fin : le vénérable Thamanya nourrit les pigeons depuis sa chambre

Clap de fin : le vénérable Thamanya nourrit les pigeons depuis sa chambre