08 juillet 2025 - Himalaya et Inde


L'appel mystérieux de l'Himalaya


Le 21 octobre 1921, le très respecté journal britannique The Times publie un article sensationnel. À plus de six mille cinq cents mètres d’altitude au Tibet, l’expédition anglaise de reconnaissance à l’Everest, menée par le lieutenant-colonel Howard-Bury, a rencontré d’énigmatiques empreintes de pas « semblables à celles d’un pied humain ». Les esprits s’enflamment. Les journalistes ont levé le lièvre, la communauté scientifique s’affronte : ours, animal inconnu des zoologistes, ou mieux lointain descendant de l’homme de Néandertal, caché dans les plis reculés de l’Himalaya ? Le mythe occidental du yéti, « l'abominable  homme des neiges », vient de naître.
 

Les premières rencontres : quand l'Occident croise le mythe

Août 1921. Depuis plusieurs semaines, les huit membres de l’expédition organisée par le Comité de l’Everest s’efforce de trouver un itinéraire d’approche et une voie d’ascension possible vers le plus haut sommet de la Terre. Le Népal, fermé aux étrangers, interdit tout voyage. Les Anglais, en bons termes avec le dalaï-lama et les autorités de Lhassa, obtiennent l’autorisation de se rendre au Tibet. Avec en tête l’idée de trouver le meilleur itinéraire d’ascension, plusieurs vallées sont explorées. Dans l’une d’elles, sur le versant est, en remontant le glacier de Kharta en direction du Lhakpa La (6813 m), les porteurs s’immobilisent devant des traces mystérieuses Metoh-kangmi , littéralement l’homme sauvage des neiges. Randy Newman, journaliste écossais en poste à Calcutta, interroge les porteurs et membres de l’expédition à leur retour et fait état dans son article du migyu, qu'il traduit improprement par “the Abominable Snowman”. Yeti terme employé au Népal, étant lui-même une mauvaise traduction issue d’un mot tibétain. Popularisé par Hergé dans Tintin au Tibet, publié en 1960, le terme reste ancré dans les esprits.


©club_des_monstres

Au Tibet, Metho-kangmi tient la place de nos croquemitaines européens, comme le Krampus des Alpes autrichiennes, ou le Père Fouettard de nos campagnes tricolores. Mais personne n’a jamais photographié d’empreintes de l’un ou de l’autre. Là, une preuve concrète s’affiche.

Bien que Howard-Bury ait attribué les empreintes à un loup, journalistes et écrivains ont embelli son récit au point de populariser l'idée d'une observation directe, transformant une simple curiosité en une légende durable et lucrative.

Dans les années 1960, un zoologiste, Ivan T. Sanderson, popularise une version embellie de la rencontre de Howard-Bury avec le yéti, affirmant que ce dernier l'avait observé de loin. Cette version gagne du terrain, car le récit original de Howard-Bury, Mount Everest: thé Reconnaissance, était alors introuvable. Messner lui-même, dans son ouvrage pourtant bien documenté, s’est fait l’écho de ce récit fantaisiste. 

Retrouvez notre trek vers la face caché de l’Everest
 

Les alpinistes célèbres et leurs rencontres avec l'inexpliqué

Bill Tilman croise le chemin du yéti au Turkestan chinois

En 1937, les explorateurs britanniques Eric Shipton et Bill Tilman, deux autres compagnons et sept Sherpas explorent pendant six mois les glaciers inconnus du Turkestan chinois, devenus depuis territoires chinois et pakistanais. En prenant pied sur le glacier d’Hispar pour cartographier le Snow Lake, Tilman découvre des traces qu’un des Sherpas, Sen Tensing, précise appartenir au yéti. Ils les suivent durant deux kilomètres, mais elles se perdent dans la moraine et ils n’ont pas d’appareil photographique. Les observations de Tilman sont rigoureuses et pleines d’humour quant à l’accueil que la communauté scientifique va réserver à cette observation. Tilman : « L’abominable homme des neiges est certes une hypothèse récente au regard de la science, mais immémorial en ce qui concerne la légende. »

Retrouvez notre trek du « Snow lake » sur les trace de Tilman
 


Bill Tilman, explorateur, alpiniste et navigateur au long cours
©DFB
 

Eric Shipton : sa photo fait le tour du  monde

Le génie aurait pu tout simplement rentrer dans la lampe. Mais en 1951, l’alpiniste et explorateur britannique renommé, Eric Shipton, relance la polémique. Au retour de l’expédition de reconnaissance à l’Everest versant népalais, Shipton, Michael Ward et le fidèle Sherpa Sen Tensing traversent des cols et des glaciers jusqu’alors inconnus. Sur l’un d’eux, que Shipton baptise Menlung La, ils tombent en arrêt devant les empreintes de pas de deux créatures. Muni cette fois d’un appareil photo, Shipton les immortalise, positionnant son piolet et une botte pour en indiquer la taille. La photo fait le tour du monde. 
 


Photo réalisée lors de l'expédition de 1951
©Wikimédia


Sen Tensing lui raconte avoir pu observer un « yéti » près du monastère de Thyangboche, à moins de vingt-cinq mètres de lui. Il décrit une créature « mi-homme, mi-bête, mesurant environ 1,80 mètre avec une tête haute et pointue, le corps couvert de poils brun-rouge, mais le visage glabre. » Shipton conclut, sans trop y croire, à la possible présence de langurs, ces singes abondant des basses vallées.

Retrouvez notre trek de l’Everest versant népalais vers le monastère de Thyanboché


Eric Shipton, Turkestan chinois 

Edmund Hillary : L'Expédition au Népal (1960-1961)

Le co-vainqueur de l’Everest, Edmund Hillary lui-même, mène une expédition scientifique hivernale au Népal, dont l’un des objectifs est de rechercher des preuves de l’existence du yéti. Dans la vallée du Rolwaling, au village de Beding, ils entendent parler d’une fourrure de yéti, qu’Edmund Hillary parvient à négocier auprès de l’heureuse propriétaire pour un montant de 40 roupies – somme fort rondelette équivalent à 400 euros de nos jours. Hillary penche pour la fourrure d’un ours bleu du Tibet (Ursus arctos pruinosus), une sous-espèce de l'ours brun, animal rare qui hante les plateaux d’altitude déserts du plateau tibétain, ce que les analyses ultérieures confirmeront. Alors, s’interroge Sir Edmund Hillary, le yéti serait-il un avatar de l’ours bleu du Tibet ?

Retrouvez notre trek du Rolwaling qui passe au village de Beding

 


Traces d'un ours dans la neige, étrangement ressemblante à celles d'un yéti ! 
©David Ducoin
 

Quelques jours plus tard, au village de Khumjung dans le Khumbu, c’est un scalp de yéti, révéré par la population et les lamas, qu’on lui présente. Le scalp, prêté à l’expédition avant d’être rendu au monastère, sera déclaré comme faux, certainement un objet cérémoniel fabriqué à partir de la peau d'un animal connu de la région, très vraisemblablement un saro de l’Himalaya, sorte de chèvre et de mouflon. À défaut de ramener des preuves de l’existence du yéti, l’expédition réussit la première ascension de l’Ama Dablam. Retrouvez sur notre blog les détails de cette première ascension réalisée en hiver. 

Reinhold Messner : une quête de cinq années

Légende vivante de l'alpinisme et premier homme à avoir conquis les quatorze sommets de plus de 8000 mètres sans oxygène d'appoint, Reinhold Messner va lui aussi croiser le chemin du yéti et se lancer dans une longue quête de la vérité.

 


Reinhold Messner, à la poursuite du yéti
©Wikipédia


En juillet 1986, parti du Tibet en solitaire clandestin dans l’idée de rejoindre les hautes vallées du Khumbu, au Népal, sur les traces de la migration initiale du peuple sherpa, il parcourt seul des vallées isolées du Tibet oriental. Un soir, il fait une rencontre insolite et effrayante. Messner : « Puis soudain, silencieux comme un fantôme, quelque chose de grand et de sombre apparut à dix mètres devant moi, parmi les rhododendrons. […] la chose, silencieuse et légère, traversa la forêt à toute vitesse, disparaissant, réapparaissant, prenant de la vitesse. Ni les branches ni les fossés ne ralentirent sa progression. » S’ensuit des moments d’angoisse, l’alpiniste craignant une agression dans ces lieux isolés. Messner s’interroge : aurait-il rencontré le yéti ? Les paysans locaux lui parlent du chemo.

De retour à Kathmandu, Messner interroge ses amis sherpa. Les plus anciens, convaincus de l’existence de cet être mystérieux, s’opposent au scepticisme des plus jeunes. Du Baltistan, province reculée du Pakistan, au Bhoutan, des hauts plateaux du Changtang au Tibet jusqu’aux confins du Népal, le mythe court, évoquant des enlèvements de femmes et d’enfants. Chemo, dremo, migyu, chemong, meti, shukpa, kang-mi, autant d’appellations diverses, Yéti n’étant, nous dit Messner, que « le terme générique qui désigne tous les monstres de l’Himalaya, réels ou imaginaires, aussi bien le fantaisiste abominable homme des neiges des Occidentaux, que le chemo ou le dremo. » Peu à peu, Messner se convainc que la créature qui l’a tant effrayé n’est autre que l’ours bleu du Tibet. Sa conviction sera renforcée au Tibet, après avoir photographié une relique dans une échoppe crasseuse.

 


Le « crâne »d'un yéti exposé à Khumjung
© ????

Après cinq années de recherches personnelles, d’étude d’empreintes et d’échanges avec les populations locales, Messner rejoint donc Sir Edmund Hillary et affirme haut et fort la fin du mythe : la créature qui l’a tant effrayé n’est autre que l’ours bleu du Tibet. Cette théorie provoque un vif débat parmi les « yétologues » et les cryptozoologues, certains saluant sa rationalité, d'autres déplorant la démystification d'une légende aussi puissante.

Retrouvez notre trek dans le Tibet Oriental, royaume de l’ours bleu

Brian Hall, Alan Rouse et Rab Carrington, le léopard des neiges.

Au cœur d'un bivouac himalayen en 1979, l’alpiniste Brian Hall fait une découverte surprenante. Avec ses compagnons Alan Rouse et Rab Carrington, il se réveille dans le froid piquant d'une aube étoilée. Alors que Rab prépare le thé, une vision onirique d'un grand félin hante l'esprit de Hall, entre rêve et réalité.

Mais la lumière matinale révèle bientôt une image concrète plus surprenante : d'énormes empreintes de pas serpentent sur le glacier. L'animal, attiré par l'odeur de leur campement, a semblé flairer leurs sacs de couchage un à un. En examinant de plus près ces traces de larges pattes, les trois alpinistes confirment leur intuition : ils ont eu la visite nocturne d'un léopard des neiges, le « félin fantôme » des montagnes.

Plus tard, en revenant à leur bivouac, ils constatent que les empreintes, ayant partiellement fondu au soleil, ont doublé de taille. Étonnamment, elles ressemblent étrangement aux célèbres photographies d'Eric Shipton de 1951. Alors, yéti, ours bleu ou léopard des neiges ?

Retrouvez notre voyage dédié à l’observation du léopard des neiges


©Renaud Fulconis
Le lépopard des neiges se fond parfaitement dans le paysage
 

Le yéti dans la littérature et l'imaginaire populaire

En 1960, la parution de l’album d’HergéTintin au Tibet ancre définitivement le mythe dans la culture populaire. Tchang, l’ami chinois de Tintin se trouve dans un avion qui s’écrase dans le massif du Gosainthan, nom sanskrit du Shishapangma, 8027 mètres, situé en Chine à 25 kilomètres à vol d’oiseau de la vallée du Langtang. 

 


Tchang sauvé par le yéti
©Hergé


Cette fois, changement d’angle de vue : le yéti n’est plus « l’abominable homme des neiges » terrorisant autant les adultes que les enfants, mais une créature empathique qui sauve le jeune Tchang, ami de Tintin, d’une mort certaine.

Retrouvez notre trek au Langtang sur les traces de Tintin
 

Le yéti, symbole de l'inconnu et de l'aventure

De la première mention des « hommes sauvages » par Howard-Bury en 1921 aux empreintes énigmatiques d'Eric Shipton, en passant par les théories d'un Reinhold Messner ou la bienveillance du yéti de Tintin, notre voyage à travers le mythe de « l'abominable homme des neiges » révèle une histoire riche. Ce n'est pas seulement un conte montagnard ; c'est un mythe profondément ancré dans l'histoire de l'exploration, nourri par des témoignages d'alpinistes légendaires et une présence indélébile dans notre culture populaire.

La science aura cependant eu raison du mythe. Grâce aux analyses d’ADN, 36 échantillons de poils de « yéti »ont été scrutés à la loupe. Résultat : tous provenaient d’animaux connus, chien, ours brun, raton laveur, chevaux et vaches. Ce qui n’empêche pas les amoureux de l’imaginaire de perpétuer leur quête.
 


Ours brun empaillé au monastère de Dzongsar au Kham
©David Ducoin

Chez Tamera, nous croyons que la véritable essence de l'aventure réside dans cette quête perpétuelle. Le yéti, qu'il soit réalité biologique ou pure légende, demeure un puissant symbole. Il représente le respect dû à la nature sauvage, l'humilité face à la grandeur des montagnes et l'attrait mystérieux des plus hauts sommets du monde.

Alors, la prochaine fois que vous poserez votre regard sur l'horizon himalayen, demandez-vous : et si le yéti était bien là, tapis dans l'ombre des géants de pierre, attendant les plus audacieux pour une rencontre inoubliable ?

Pour en savoir davantage : 
Un Grand Blanc sur la Carte - Eric Shipton - Nevicata
Yéti, du mythe à la réalité - Reinhold Messner - Glénat
À Hauts Risques - Brian Hall - Éditions du Mont-Blanc