23 avril 2020 - Amériques, Pérou, Peuples et fêtes

Pendant près de huit siècles, un ingénieux peuple pré-incaïque prospéra dans les montagnes humides de l’actuelle province d’Amazonas, au Pérou. Grâce aux découvertes récentes d’archéologues travaillant sur des dizaines de sites difficiles d’accès, émergent l’étendue et la sophistication de cette mosaïque de tribus aux rites funéraires insolites, regroupées sous le vocable « Chachapoyas ».

 

Citadelle éthérée

Difficile d’imaginer qu’entre 2 et 3 000 personnes vécurent ici, au bord du ciel, il y a un demi-millénaire. Citadelle éthérée, Kuélap ne peut laisser indifférent, même après avoir vu Sacsayhuaman et Machu Picchu. L’imposante forteresse juchée sur une échine rocheuse à 3 000 mètres d’altitude, commande un vaste horizon de sierras abruptes et de jungles impénétrables. Un univers à la fois effrayant et splendide, qui n’a probablement pas beaucoup changé depuis l’époque où les Chachapoyas régnaient sur ces montagnes peu accueillantes, entre 800 et 1500 après J.C. Assis, pieds ballants dans le vide, à l’extrémité de la grande terrasse sommitale, je contemple l’abîme de l’Utcubamba que surplombent ces murailles cyclopéennes.

 kuelap
La forteresse inexpugnable de Kuelap, juchée sur un éperon rocheux à 3 000 m d’altitude, domine la vallée du Rio Utcubamba, affluent du Maranon (à gauche) - Reconstitution, à Kuelap, de l’architecture typique des Chachapoyas, avec des maisons circulaires en pierre et toits de chaume (à droite).

 

Cajamarca, cité funeste

Depuis la côte du Pacifique où nous avons découvert le raffinement des cultures moche, chimu et lambayeque, le début de ce nouveau périple est matérialisé par la cité de Cajarmarca. C’est là qu’eut lieu, le 16 novembre 1532, la rencontre funeste entre l’Espagnol Pizarro et l’empereur inca Atahualpa. Un massacre et un fait d’armes qui amorçèrent le glas, foudroyant, du plus grand empire précolombien d’Amérique latine, déjà soumis à une vague d’épidémies et à la guerre civile. Franchissant le col de Calla Calla qui, à 3 600 mètres, s’ouvre sur le canyon de l’Utcubamba, affluent du haut Marañon, nous voici enfin en territoire chachapoya : hautes falaises tapissées de jungles, torrents fougueux, ciels de plomb fondu. Cette géographie de la Selva Alta fut longtemps le meilleur rempart de ce royaume enclavé.

La Plaza de Armas
La Plaza de Armas de la cité de Cajarmarca, aujourd’hui vibrant centre de vie. C’est ici qu’eut lieu la funeste confrontation entre Francisco Pizarro à la tête de ses mercenaires, et l’armée de l’empereur inca Atahualpa.

 

Initiation

Arrêt à Leymebamba, pour son magnifique musée où sont exposées plus de 2 000 pièces archéologiques ainsi que les 219 momies découvertes dans les mausolées de la mythique lagune des Condors (accessible au terme de plusieurs jours de marche et d’une beauté farouche). C’est une forme d’apprentissage avec ce peuple issu des brumes à plus d’un titre – Chachapoyas signifiait, selon les sources, peuple ou guerriers des nuages – qui édifia à Kuélap l'une des plus formidables forteresses du Pérou précolombien, ainsi que des sépultures tout à fait originales, présentant des momies recouvertes d'argile placées dans des niches, soit naturelles, soit creusées dans de hautes falaises dominant les vallées. Ces curieux monuments funéraires, connus sous le nom de purumachus furent signalés pour la première fois en 1893, avant d'être explorés et répertoriés par l'archéologue péruvien Kauffman Doig à partir des années 1970. Les sites les plus accessibles sont ceux de Lamud, Karajia et Revash, tous situés sur la rive gauche du Rio Utcubamba, à quelques heures de route de la petite capitale de Chachapoyas, charmante ville coloniale. Pour beaucoup d’autres, cela relève de l’expédition type Indiana Jones

chachapoyas
Purumachus, ou sarcophages de terre anthropomorphiques. La culture chachapoya s’épanouit il y a mille ans, avant d’être combattue et intégrée par l’Empire inca au XVe siècle.

Le mausolée de Karajia
Le mausolée de Karajia constitue l’un des exemples les plus aboutis de l’art funéraire chachapoya. Les sarcophages, souvent perchés en falaise, abritent des momies et des objets rituels. 
 

Rites funéraires

Ce groupe de petits peuples andins avait mis au point une technique d’embaumement assez avancée. Ils ôtaient les organes par le fondement, enduisaient la peau d'onguents donnant aux momies une coloration tannée, puis plaçaient des boules de coton dans le nez, entre les dents et les joues afin de leur conserver du volume. Les corps repliés en position quasi fœtale, doigts liés un à un ensemble, et attachés à la tête, étaient inhumés dans des lieux quasi inaccessibles. On ne connaît guère l'histoire de la région de Chachapoyas avant l'arrivée des Incas, et les premiers écrits relatifs à ce peuple sont le fait de chroniqueurs espagnols. Voici ce qu’en dit Garcilaso de La Vega (Commentaires royaux, VIII. 1) : « Située à l'orient de Caxamarca, elle était peuplée de gens nombreux et très vaillants, les hommes de fort bonne prestance et les femmes extrêmement belles. Ces Chachapuyas adoraient des serpents, et avaient le condor pour principal dieu. Tupac Yupanqui désirait assujettir cette province à son empire parce qu'elle était très riche ; elle avait alors plus de quarante mille habitants. Elle est fort accidentée. »  Les Incas eurent du mal à soumettre ces Indiens grands, à la peau claire, qui ne furent finalement défaits et intégrés à l'Empire qu'après plusieurs longues et difficiles campagnes, dont la dernière fut menée par l'Inca Tupac Yupanqui vers 1475. 

Sanctuaire de Revash
Sanctuaire de Revash, sur une vire au milieu d’une falaise. Le terme « Chachapoyas » regroupe divers peuples partageant de nombreux traits culturels, notamment les rites funéraires.

Chachapoyas
Accessible en rando du vertige, le sanctuaire de Revash abrite, plein gaz, une série de mausolées chachapoya.
 

Dans les collines

Installation au Gocta Lodge, insolite hôtel de charme situé dans un paysage de genèse, face aux célèbres cataractes éponymes, dévalant les parois embrumées en plusieurs sauts gigantesques. Dès le lendemain, à la faveur d’une éclaircie, crapahutage solitaire vers la grande cascade, de 2 heures 30 de marche, à travers les collines verdoyantes, au milieu de granges en adobe couvertes de chaume. Arrêt au trapiche (atelier d’extraction du sucre de canne) de la famille Mendoza : deux taureaux font tourner la meule qui broie les tiges sous la houlette d’une jeune fille et du patriarche. Ils m’invitent à goûter le breuvage qui donnera lieu à la fabrication du guarapo, la succulente liqueur de canne à sucre.

Gocta
La cataracte de Gocta, la plus grande cascade du Pérou et la troisième au monde avec ses 771 m de haut, règne sur un univers inquiétant de jungles profondes.
 

Seul dans la jungle

Démarre alors le trek en forêt primaire, avec une série de montées et descentes pour passer les ravins. Un cavalier mystérieux croisé en chemin me met en garde contre la Dueña, la propriétaire de la mare noire où se jette la cascade, une sirène qui entraîne parfois les hommes par le fond, un mal spirito (mauvais esprit) : « Ne traîne pas, il faut être sorti avant les ténèbres, et avoir franchi le pont du retour avant le troisième cri de l’oiseau de nuit ! » lâche-t-il avant de s’éloigner sans se retourner. De fait, la forêt pluviale s’est muée en une jungle épaisse, sombre et vaguement menaçante. Je me rassure en me disant qu’il doit s’agir d’une légende tirée de vieilles histoires du passé, une espèce de vouivre à la sauce latina. Tout cela est vite oublié au pied de la cataracte. Le site est grandiose, avec des panaches d’embruns dans un écrin de selva indomptée propice à la rêverie. Il est déjà tard lorsque je me décide enfin à rebrousser chemin ; la nuit tombe vite sous les tropiques.

région d’Amazonas
Nature luxuriante, climat humide et sites difficiles d’accès ; la région d’Amazonas se mérite !

 

L’emprise de la Dueña

Je progresse depuis quelques minutes lorsqu’un épouvantable hurlement éclate soudain derrière les frondaisons. Oiseau, singe ou… ? Mon sang se glace et je serre dans ma poche le porte-clé en bois de ma chambre, représentant une icône chachapoya, identique à celles que l’on trouve en falaise, gardant les mausolées funéraires troglodytiques. Je donne à cette petite figurine des vertus protectrices, tel le fétiche arumbaya de Tintin ! Au 2e cri, je tressaille et presse encore le pas, inquiet, mais encore maître de mes nerfs. Ce faisant, je heurte à plusieurs reprises, dans la pénombre grandissante, ces lianes épaisses, dures comme des branches, qui descendent des frondaisons, et que je n’avais pas remarquées à l’aller, en plein jour. Je poursuis en tâtonnant, à moitié groggy. Le pont suspendu qui marque la fin du sanctuaire n’est plus qu’à quelques dizaines de mètres, lorsque résonne le troisième signal, glapissement, hululement, sifflement ? Je me retourne, interloqué : la grande forêt s’est réveillée ! 

puma des andes
Le puma des Andes garde toute sa puissance mystique auprès des populations indigènes. Ici dans le parc animalier de Granja Porcon, une ferme expérimentale évangéliste près de Cajarmarca.

 

Sortilèges chachapoya

Halètements rauques, frémissements derrière les halliers, glissements furtifs… elle bruisse désormais de mille bruits angoissants, alors qu’elle était parfaitement silencieuse auparavant. Fatigue, hallucinations, sortilège de la Dueña ? Inutile de préciser que j’ai terminé cette balade au pas de course, et que je garderai de cet épisode un étrange sentiment de malaise. Les jours suivants, je grimperai sur bien des sentiers escarpés voire vertigineux, sous des trombes d’eau et des bourrasques, vers les sites archéologiques ou historiques de Revash, Karajia et Jalca Grande, des lieux insolites d’une sombre splendeur, marqués au sceau du mystère et de la solitude, mais mon initiation en terre chachapoya restera celle de la forêt primaire de Gocta, mi-jungle, mi-sorcière, entre magie naturaliste et fascination vénéneuse.

Jalca Grande jeune fille chachapoyas
Le village perché de Jalca Grande, à 2 856 m, entièrement indien, avec sa tour de guet et ses rues pavées (à gauche) – Jeune fille, descendante des Chachapoyas, à Revash (à droite).

 

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